(Texte biographique.)
Midi sonne dans la salle à manger de l'hospice.
Le centre est spécialisé dans le "traitement" de la vieillesse défaillante. Pour dire la vérité, c'est tout simplement l'antichambre de la mort. On est loin des refuges dorés pour vieillards fortunés. Ici on accompagne les grabataires, pour certains démunis. Ou presque.
C'est l'heure du déjeuner, midi sonne disions-nous.
Moi, jeune stagiaire de vingt-cinq ans qui découvre sur le tas le métier d'auxiliaire de vie, j'observe. Je suis nouveau, inexpérimenté, curieux. Resté à distance dans un angle de la vaste salle à manger de l'hospice, j'observe la scène qui -je ne le sais pas encore à cet instant- me marquera profondément pour le reste de mes jours.
Le spectacle qui est en train de se dérouler sous mes yeux est pour moi seul : le reste du personnel soignant, que je suppose habitué à la chose ou tout simplement bien trop pris dans son labeur pour prêter attention à ce genre de vision subtile et fulgurante, me semble parfaitement étranger à ce que je considère encore aujourd'hui comme la plus impressionnante "pièce de théâtre grandeur nature" à laquelle j'ai pu assister de toute ma vie. Les soignants font d'ailleurs eux-mêmes partie intégrante du tableau.
Je suis donc le seul pour qui la scène se joue. A l'insu de tous.
Lentement, progressivement, la scène apparemment anodine se construit, s'élabore pour prendre bientôt des allures magistrales, dantesques, quasi bibliques. Et ce n'est plus un simple fait du quotidien que je vois, ce n'est plus une scène banale, insignifiante qui s'offre à ma vue...
C'est un drame. C'est une toile de Caravage. C'est une leçon de vie et de mort.
Effaré, ému, subjugué, incrédule, découvrant un aspect inconnu de l'existence humaine, je reste dans mon coin à observer.
Voilà ce que je vois :
Comme surgie de nulle part, au son de la cloche une troupe claudicante de petits vieux décharnés s'avance avec mollesse, désespoir, infinie lenteur vers les tables... Un sombre, funèbre, sépulcral cortège de vieillards en "expédition alimentaire".
Certains cheminent affaissés dans leur fauteuil roulant d'un autre âge, poussés par des infirmiers ou secondés par leurs compagnons d'infortune eux-mêmes invalides, d'autres -avec ou sans béquilles- arrivent au bras d'un infirmier. Rares sont ceux qui marchent sans aucune aide. Tous sont voûtés, sinistres, saisis de stupeur.
Que le chemin est long pour aller se restaurer !
Vue cauchemardesque sur le monde de la vieillesse ! Des visages à faire peur, des corps usés, un rythme au ralenti extrême. Une marche solennelle et pitoyable de centenaires avec leurs petits pas de reptiles ridés... Une procession de morts-vivants convergeant vers les assiettes fumantes... (L'image, effroyable, romantique, cruelle mais aussi profondément humaniste restera à jamais gravée en moi.)
Le tout dans un silence de mort.
C'est cela le plus impressionnant, c'est le silence. Ce silence -terrible, effrayant- qui n'est que l'écho atténué du Silence qui bientôt viendra refermer les yeux de ces tortues ternes et tristes qui se meuvent avec une mortelle léthargie.
Fantômes hors du temps, oubliés du reste du monde, ces êtres font partie d'une autre réalité, tragique, universelle, où l'ombre de la mort recouvre plus de la moitié de leur face. Et qui fait qu'ils deviennent invisibles à notre monde.
Et comme je suis le seul à les voir, ces êtres devenus invisibles au monde, je continue de les observer au fond du réfectoire, fasciné, muet, interdit.
Ces ruines de chair et épaves d'esprit ignorent qu'en retrait dans un coin de la salle une jeune âme émotive mais lucide qui a toute sa vie d'homme à faire les regarde se traîner lamentablement vers leur destin finissant, enregistre l'instant pour toujours...
Comment pourrais-je, en effet, oublier cette marche cérémonieuse et misérable, pittoresque et macabre de gérontes boiteux et accablés vers un repas sans joie ?
Moi j'avais 20 ans quand je suis entrée dans un hospice, je n'y suis jamais retournée...
RépondreSupprimerQuand je suis entrée, j'ai été frappée par l'odeur, une odeur d'ennui, que je ne saurai définir, une odeur d'infinie tristesse qui m'a envahie.
J'avais de l'énergie pour dix, j'aimais la vie, quand je suis ressortie j'avais de l'énergie pour 20, ce qui s'est passé en moi est indéfinissable. J'ai eu si mal en les voyant. Ils étaient seuls, désespéremment seuls et cette façon de les infantiliser me révolta.
Cette angoisse qui m'étouffa alors, cette angoisse qui me suffoqua me donna une force de vie surprenante. Quand je sortis, je m'assis au milieu du parc et je pleurais, pleurais, de douleur, de souffrance, et de bonheur, bonheur d'être jeune, belle, et vivante. Je quittai ce monde des morts vivants et me jurai de profiter de chaque instant de ma vie.
Très beau texte que vous avez écrit.
Inès.
Bonjour Inès,
RépondreSupprimerEn effet ce texte est très beau. Comme presque tous les textes issus de ma plume.
En plus d'être beau ce texte est entièrement biographique.
Raphaël Zacharie de Izarra
Monsieur Izarra, c'est la deuxième fois que vous me faites pleurer cette semaine.
RépondreSupprimer( l'autre c'était l'écoute d' “Où sont les jouets cassés”)
Il ne faudra pas en faire une habitude!
Ce sont vos mots aussi ! Franchement...
Parce que pour ce qui est du monde de la vieillesse, j'y suis habituée. Rodée depuis six ans maintenant. Mais il m'arrive encore de pleurer. De m'attacher alors qu'on nous demande instamment de ne pas le faire. Que ce n'est pas professionnel. Qu'il faut savoir prendre du recul.
Comment voulez-vous qu'on en prenne ?
Évidemment beaucoup de choses ont changé depuis ce stage dont vous parlez.
Sans trahir le secret professionnel, je dirai qu'il y a du mieux mais du pareil aussi.
Le mieux, ce sont les locaux. Du quasi luxueux pour l'endroit où je travaille. On peut même dire carrément luxueux. Cher, très cher mais gai et coloré.
Le mieux aussi, ce sont les projets d'établissement qu'il est demandé d'établir par tous les membres à quelques postes qu'ils soient.
Pour le reste c'est pareil. La vieillesse est un naufrage. On peut y mettre toutes les couleurs, dorer les murs, y installer des écrans plats, orner les tables de jolie vaisselle...l'éclat à disparu à jamais des yeux des résidents.
Dans les Ehpad ( autrefois maison de retraite) en dehors des temps d'animation, c'est vrai qu'il règne un silence de mort, seulement ponctué par les cris ou les appels de détresses.
Je fais parti du personnel d'une unité spécialisée dans la maladie d'Alzheimer jouxtant un Ehpad.
C'est totalement différent aussi incroyable que cela puisse paraitre.
Il y a de la vie dans une unité. Un autre monde en quelque sorte. De la déchéance certes, mais dont les malades perdent vite conscience.
Le plus dur pour la personne, c'est avant de franchir ce cap. De se voir diminuer. Et les angoisses associées. Et la fin de vie bien sûr, commune à tous les êtres. Jeunes ou vieux.
Mais au milieu de sa maladie, la personne atteinte garde une vraie personnalité. Taquine, curieuse, exploratrice de la chambre du voisin, gourmande,désinhibée, amoureuse parfois, colérique, inventive même et qui garde des souvenirs du lointain passé.
La diminution des neuroleptiques est pour quelque chose dans la possibilité d'avoir ce semblant de vie. Ça aussi c'est mieux qu'avant même si pour le personnel c'est beaucoup plus difficile à gérer.
Mais plus encore que d'avoir à rester stoïque à l'audition des écholalies, à devoir séparer les petites querelles pour un fauteuil devant la télévision, le plus difficile pour moi, c'est l'abandon des familles.
Je ne supporte pas qu'une personne parte seule. Qu'elle ne soit plus prise dans les bras, embrassée, choyée. Qu'elle ne soit plus qu'un être qui coûte, qui“mange l'héritage” et qui fait honte.
Parce que pour que les murs colorés se reflètent dans les yeux de ses êtres vivants, le seul remède efficace, c'est de leur parler et de leur tenir la main.
filledemnemosyne,
RépondreSupprimerJe suis ravi de vous avoir fait pleurer de quelques coups de plume izarrienne... Si le lecteur verse une larme, c'est que le texte est bon.
A condition bien entendu d'avoir affaire à un lectorat de qualité : éduqué, intelligent, subtil. Il est trop facile et bien bête de faire pleurer des ânes...
Faire pleurer un bel esprit de votre genre, telle est ma gloire.
Raphaël Zacharie de IZARRA